samedi 11 juillet 2009

Modeste proposition.

(Fear, baby)

Les derniers articles publiés sur le blog de Stéphane Barbery (Trépanne Barbarie, nous souffle le fantôme du parlêtre Schlassenstrasse) montrent assurément un tournant dans l'écriture de notre vibrant écrivain, ex-psychanalyste et photographe.

Qui n'a pas remarqué un récent détachement vis-à-vis d'une certaine éthique/esthétique de sergent constipé, portée aux nues depuis l'ouverture de ses "Tropiques japonaises" ?

L'équipe avisée du SDT ne peut manquer d'y voir le signe de l'inéluctabilité du Syndrome, et peu importe qu'il se situe à Kyoto-la-très-plate plutôt que dans la guerrière et commerçante Yedo. Fatalité du Syndrome, mais aussi possibilité de son dépassement par l’écriture, le jeu distancié avec la fin de l’idylle : le contraire du contraire existe, nous ne cessons de l’affirmer, et ceux qui ne voient en notre prose que jets d’acide gastrique sont franchement à côté de la plaque. La Leçon de Ténèbres est une voie vers la joie future, c’est de la logique directe.

Le Syndrome pleinement vécu laisse en effet, nous insistons, la possibilité d’une joie ultérieure, une joie certes anti-coagulante, non-fusionnelle - mais le Bain de Placenta et les Aliénations matricielles nous donnent plus la nausée qu’autre chose. Nous sommes loin d’être les premiers à le dire :

Le dilettante social a le sentiment intense et obsédant du mensonge social ; le sentiment de ce qu'il y a d'artificiel, d'apparent, de truqué et, pour tout dire, d'irréel, dans les conventions sociales. Car l'effet de ces conventions est de faire attribuer une importance considérable à des choses qui n'en ont aucune. Pénétré de ce sentiment, le dilettante social refuse de prendre la société au sérieux. […] Il s'amuse de cette mutuelle duperie et voit dans cet amusement ironique la meilleure revanche que l'individu puisse prendre de la société, la rançon des contraintes qu'elle lui impose, des hypocrisies et des vilenies dont elle lui inflige le contact. (Palante)

Ce dépassement d’un marasme dépressif en gestation, nous le voyons de façon exceptionnelle s’amorcer chez Barbery : fait assez rare pour provoquer surprise et espoir dans l’équipe du SDT. D’habitude, un temps beaucoup plus long est nécessaire (et en général, le Syndrome est incurable et ses conséquences tragiques).


Rappel des faits : le blog de Barbery pouvait prétendre au premier prix de la tatamisation outrancière - enthousiasme indéniable et crétin pour le Japon, lisible sur les photos esthétisantes qui ponctuent ses articles, mais aussi dans les nombreuses notations, souvent bourrines, sur l'esthétique... Confinant d'ailleurs à la mauvaise foi et au délire (mais peu importe : L'Empire des Signes est lui aussi passablement délirant, il n'en est pas moins une réussite), par exemple lorsque Barbery affirme que Kyoto est le centre du monde, ou lorsqu'avec condescendance il daube sur tout ce qui s'écarte de la beauté guindée de l'ancienne capitale (jugements aigris sur Okinawa, mais aussi sur Taiwan et le Brésil). Barbery, hanté par ce "modèle B1" (reprise ordonnée des principaux traits esthétiques de l'art japonais, laissant pas mal de monde sur le bas-côté) qu'il a laborieusement assemblé, en venait même à cracher sur Bach, le génial compositeur lui laissant une impression de platitude, de "2D". Sans tenter de dissiper les opaques écrans de fumée qui embrumaient l'esprit de Barbery (allez dire à un amoureux que sa bien-aimée est sotte et laide), l'équipe du SDT pressentait l'imminence d'un énorme platane sur la route émerveillée de notre ex-psychanalyste. Au pays - de Candy… Boum ! La chance de Barthes a été de ne rester que peu de temps au Japon, de l'avoir tenu à distance en ne songeant pas à y vivre. Barbery a préféré écouter le chant des sirènes, le voilà dans l'archipel depuis de longs mois et, subrepticement, le Syndrome commence à faire irruption dans la chair de son texte.

La preuve flagrante : le dernier article, « Qu’est-ce qu’une femme ? », ou comment brûler ce qu’on a adoré.
La supposée beauté de la geiko se voit fortement relativisée : Barbery compare nos semi-horizontales à des clowns, bien vu. Il évoque même leur kimono dans ces termes : "une burqa pour pub lessives couleurs" : excellent, le SDT dans ses meilleurs jours n'aurait pas trouvé de plus belle définition. "Est-cela une femme ?", se demande ensuite l'auteur : "Est-ce cela une femme ?/Une entraîneuse d’ultra-luxe,/pas un corps/mais un inaccessible,/un signe extérieur de pouvoir/dont on achète le temps/pour faire briller d’envie/les yeux des autres hommes ?" On peut en effet se poser la question en voyant nos bossues sophistiquées, et nous remercions Barbery d’avoir eu le courage de le faire. Veuillez prendre la peine de continuer ainsi, M. Barbery ! L'équipe du SDT sourit en lisant ces lignes lucides et insolentes, prenant le contre-pied de l'admiration extatique longtemps de rigueur sur ces pages soignées. Que de chemin parcouru depuis ces quelques hallucinations sexualistes :

Kyôto - une ville
Kyôto - une scène
Kyôto - une âme

Kyôto : femme

Qui t’embrasse en s’offrant

Qui jouit en s’embrasant
Dans l’écart de jambes
ouvertes
à la petite mort des dieux


(Même si l’observateur averti avait déjà remarqué une certaine audace quasi-blasphématoire : essayez donc de dire à un Japonais que le Daimonji est une femme qui écarte les cuisses, effet garanti. Cela nous évoque un sublime texte dont nous avons perdu la trace, qui expliquait que la cathédrale de Strasbourg avait été bâtie suivant un plan représentant une femme prête à se faire pénétrer...)

Encore un peu de pathos (les geiko seraient « à plaindre », oh, voyons…) mais on sent une mue : finies les courbettes devant tout ce qui est estampillé Japon, voici venu le temps de la belle insolence. On y croit.

Déjà le post précédent, « L’Homme non-révolté », sous des dehors pue-de-la-gueule, laissait annoncer un tournant de la sorte. Barbery tentait assez artificiellement de sauver coûte que coûte son amour du Japon, se dépatouillant avec l’évidence glauque du conformisme, de l’absence de communication (primat du phatique bien noté par Barbery), la sinistrose du « confucianisme médiéval ou chacun connaît sa place » (très bonne formule)… Et essayant à tout prix de justifier esthétiquement ce fascisme soft, cette servitude volontaire, au nom de l’ « Harmonie » (Wa), attrappe-couillon qui saute aux yeux (en Chine, l’Etat parle d’ « harmoniser le réseau » quand il s’agit tout bonnement de le censurer). Spectacle pénible que de voir Barbery battre des pieds et des mains pour ne pas avouer que cette Harmonie à tout prix (par exemple au prix de la dignité humaine, concept bizarrement absent du texte de Barbery), loin d’être belle ou enviable, est une violence symbolique qui provoque la gerbe, y compris chez nombre de Japonais eux-même… Barbery, intelligent, sait que cette Harmonie forcée est une police subtile rendant invisibles les protestations (il y en a eu – l’histoire du Japon est parcourue de rébellions diverses, et la fin des années 60 avec la Zengakuren a montré ce qu’il en était du soi-disant conformisme japonais - et il y en a encore, même ultra-minoritaires) ; il tente une ultime et peu convaincante pirouette hégélienne : « harmoniser la révolte et révolter l’harmonie », mais le lecteur n’est pas dupe. La maison Usher de la tatamisation se lézarde, le Syndrome croît. L’ancien ami de Castoriadis sait très bien que ses schématisations forcées (« le Français est… », « le Japonais est… » etc.) sont des leurres, des charpentes vermoulues laissant miroiter la possibilité d’une maîtrise rationalisante alors que le malaise du désamour est là. D’habitude, on préfère s’accrocher, s’enfoncer jusqu’à l’extase dans un amour résiduel plutôt que de se tirer soi-même des sables mouvants par les cheveux : Barbery a des défauts, mais il n’est pas pleutre, il répugne à se mentir. Ce texte ultérieur sur les geisha montre en effet que Barbery n’est pas du genre à se laisser embourber dans la malhonnêteté intellectuelle ni dans la dépression impuissante : il passe à l’attaque, et de la meilleure façon ; par le salutaire principe d’ironie. Enlevez une lettre à Barbery, ça donne Barbey. M. Barbery, c’est ainsi que, sensible à votre courageux revirement, l’équipe du Syndrome de Tokyo vous propose de vous joindre à elle, en lui soumettant régulièrement ou non des textes approfondissant la veine jubilatoire naissante de celle de « Qu’est-ce qu’une femme ». La voilà, la « politique d’ouverture » du SDT ! Nous vous tendons la main, M. Barbery, soyez sensible à ce qui nous rapproche plus qu’à ce qui nous sépare et venez contribuer à la gloire du Syndrome !

Cellule Anti-glare du Syndrome de Tokyo
syndrometokyo@gmail.com